V - BAGATELLES DE LA PORTE

V

BAGATELLES DE LA PORTE


Le grand salon du château de Conflans était disposé pour le concert. L’orchestre avait son estrade, au-devant de laquelle un buffet d’orgues nurembergeoises était placé. Cinq ou six rangs de sièges faisaient face à l’estrade, pour la plupart occupés par des dames et des jeunes fille, en toilette d’archevêché, comme on disait alors au faubourg. Ce n’était pas la toilette de bal, oh ! certes ! mais ce n’était pas non plus la toilette de ville : les robes étaient habillées et l’on portait des bijoux. La partie masculine de l’assemblée, prêtres, grands seigneurs ou hauts fonctionnaires, s’asseyait ou restait debout, autour de la salle.
 
Mme la princesse de Montfort avait avisé tout de suite en entrant le docteur Récamier et s’était emparée de lui pour lui parler des palpitations de cœur de son fils le marquis.
 
– Un bon petit sujet, docteur, disait-elle, et bien différent de M. le duc !
 
M. le duc était le fils aîné de Mme la princesse qui ajouta :
 
– Ce n’est pas que M. le duc soit mauvais, mais il me fera mourir dans une attaque de nerfs ! Au lieu que Gaston, vous savez, c’est l’excès contraire. Je ne sais pas pourquoi il a perdu sa vocation ecclésiastique, moi, ce garçon-là : c’était une bouture du prélat. Je ne peux pas le voir autrement qu’avec un rabat et une tonsure. La diplomatie ! je vous demande un peu s’il a tournure de diplomate !… Mais vous avez beaucoup perdu, docteur, de n’avoir point été avec nous au jardin. Nous avons eu un conteur allemand très original et qui nous a fait d’abord l’effet d’être le diable. Où donc l’a-t-on mis ?
 
Son regard fit le tour du salon et rencontra le baron d’Altenheimer qui était debout auprès de la porte d’entrée. À la lumière des bougies, ce fantastique personnage perdait énormément : c’était un homme aux environs de trente ans, mais paraissant plus vieux que son âge par la qualité particulière de sa laideur. Il avait, à proprement parler, une de ces figures que tous nos lecteurs connaissent et qui restent telles quelles depuis la vingtième année jusqu’à la vieillesse, une de ces figures que le langage commun caractérise en disant « n’ont pas d’âge » : une grande face longue, pâle, effacée, avec des yeux mornes sous des sourcils touffus et un front bas, couvert d’une forêt de cheveux plats, d’où sortaient des oreilles minces et sans ourlets. Sa bouche, démesurément fendue, avait une expression de naïve placidité ; sa physionomie entière était énergiquement bourgeoise et commune. Il était haut sur jambes et portait un habit noir taillé lourdement sur un pantalon désolant de gaucherie, trop court de quatre ou cinq doigts et laissant voir des bas de soie d’une finesse extrême, sur lesquels montaient de forts souliers carrés avec des boucles de perles fines.
 
La princesse remarqua ses chevilles qui avaient l’air de deux nœuds dans un bâton.
 
– Voilà pourtant le romanesque inconnu qui nous a fait un instant frissonner, reprit-elle en riant. Il n’y a que la lune et la nuit pour jouer de ces tours ! Passé dix heures du soir, sur les grandes routes, Mme de Maillé, ma nièce, prend toutes les souches de chênes pour des lions d’Afrique, échappés des ménageries, et tous les poteaux pour le brigand Rinaldo Rinaldini dont elle a lu l’histoire en italien. Ce brave Allemand nous a beaucoup parlé Danube, mais je suis sûre que le paysan du Danube avait un moins déplorable tailleur. Son frère est gentil. Voilà l’habit que je voudrais voir à Gaston !
 
Le docteur Récamier répondait par des sourires divers, appropriés et tous éloquents. Généralement ces dames trouvaient qu’il avait infiniment d’esprit. Sa magnifique réputation médicale était fondée sur des bases analogues : il guérissait toutes les maladies en ne donnant point de remèdes.
 
Le frère était gentil, en effet, quoique le mot puisse sembler un peu familier dans la bouche d’une princesse pour désigner un prélat romain, dans le salon de l’archevêque de Paris. Le frère portait sa redingote-soutane avec une grâce décente et parfaite. Ses cheveux blonds, lisses et fins, percés au centre du crâne par une microscopique tonsure, tombaient en boucles molles le long de ses joues un peu trop roses et lui donnaient aspect de chérubin. La princesse n’était pas cause de cela, elle avait employé le mot propre, malgré elle : monsignor Bénédict était gentil.
 
– Tenez ! poursuivit la princesse en touchant le bras du docteur ; regardez-moi cela !
 
Son sourire, imprégné de cette moquerie maternelle, fausse comme un jeton et qui implore toujours un démenti, désignait un grand jeune homme, trop fluet, mais très beau, qui s’appuyait à la saillie d’une embrasure. Il avait les yeux baissés, peut-être parce que son regard venait de rencontrer celui de sa mère.
 
– Peste ! dit le docteur ; je n’aurais pas reconnu M. le marquis de Lorgères ! c’est un très remarquable cavalier maintenant !
 
La princesse rougit de plaisir.
 
– Vous ne trouvez pas, dit-elle, qu’il est bien pâle ?
 
– Tempérament nerveux… quelques affusions d’eau froide le matin, dans un bain chaud… régime tonique sans être excitant… de l’exercice, beaucoup… de la distraction… J’aurai l’honneur de lui faire une visite…
 
Il salua et s’éloigna au bras d’un pair de France en délicatesse avec sa goutte.
 
La princesse fit un petit signe de cils à Gaston et se retourna.
 
Dès que la princesse fut retournée, les paupières de Gaston se relevèrent. Son regard, où véritablement il y avait de la fièvre, se fixa sur une porte fermée que l’orchestre cachait à demi. M. le marquis de Lorgères attendait quelqu’un, évidemment, et ce quelqu’un devait entrer par là. Mais n’était-ce que de l’attente, cette émotion qui creusait ses yeux et qui mettait de la sueur à ses tempes ?
 
À l’autre bout du salon, l’archevêque de Paris venait d’aborder l’évêque d’Hermopolis.
 
– Monseigneur, lui demanda-t-il, connaissez-vous personnellement ce baron d’Altenheimer ?
 
– Pas le moins du monde, répondit le ministre, je vous ai dit tout ce que je savais. Il m’est venu, présenté par son frère qui avait pour moi des lettres des cardinaux Pacca, Gaysruk et Riaro Sforza, ainsi qu’une note autographe du confesseur du roi de Naples. Je sais qu’il est en rapports avec mon collègue de l’intérieur et que le préfet de police…
 
– Mais le voici, justement ! fit-il en s’interrompant : nous allons avoir un monceau de renseignements !
 
M. le préfet de police entrait en effet, et les deux prélats purent le voir échanger une poignée de main avec M. le baron d’Altenheimer, toujours debout auprès de la porte.
 
– Beaucoup de choses parmi celles qu’il nous a dites, reprit l’archevêque, dénotent un état mental pour le moins très bizarre…
 
– C’est un Allemand, dit Mgr Frayssinous, et un conteur ! deux moitiés de fou !
 
– Fou généreux et même prodigue, du moins, poursuivit Mgr de Paris. Avez vous remarqué qu’il m’a donné son portefeuille pour Mlle d’Arnheim ?
 
– J’ai cru voir… Qu’y avait-il dans le portefeuille ?
 
– Une somme telle que je ne sais s’il n’y a point erreur de sa part… dix billets de mille francs.
 
– Dix billets de mille francs ! répéta l’évêque d’Hermopolis étonné.
 
Puis il ajouta d’un ton léger :
 
– Mais nous ne sommes que des malheureux, en France, et ces Teutons sont riches comme des puits !
 
L’orchestre préludait attaquant un motet de Lesueur. M. le baron d’Altenheimer garda son attitude froide et gauche pendant les premières mesures, mais lorsque se développa la pensée large et haute du maître français, il sembla que la grande taille du baron se développait en même temps. Sa pose changea, ses reins se cambrèrent, sa poitrine s’élargit, gonflant les plis de son habit noir ; peu à peu, chacun put voir ses yeux s’allumer et entendre ses narines dilatées qui repoussaient un souffle bruyant. Il devint encore une fois le point de mire de l’attention générale et acquit en un instant la réputation d’un fougueux dilettante.
 
Quand l’orchestre se tut, ses deux mains, fortes et mal gantées, applaudirent avec fracas.
 
– Mon Dieu ! monseigneur, répondait cependant le préfet de police aux questions de l’archevêque, il n’y a point de chargé d’affaires de Wurtemberg à Paris, en ce moment, et c’est le nonce d’Autriche qui fait l’intérim. J’irai dès demain à l’ambassade. Ces MM. d’Altenheimer me paraissent être des hommes considérables et parfaitement appuyés. Le baron est l’ami très particulier du prince de Metternich : je sais cela par M. le prince de Talleyrand… Et quant à la sincérité de leur mission, le doute ne m’est malheureusement pas permis. Les frères Ténèbre sont des malfaiteurs de l’espèce la plus dangereuse et nous avons le terrible honneur de les posséder à Paris. Un vol hardi, inouï, invraisemblable, a été commis hier chez M. le duc de Bourbon, – précisément l’un des protecteurs du baron d’Altenheimer ; – on a soustrait pour plus de cinquante mille écus de bijoux antiques dans sa galerie, trois miniatures d’Isabey, cinq de Mme de Mirbel, deux émaux de Petitot et les trois gardes d’épée que feu M. le prince avait rapportées de Florence… Sa Majesté m’a fait mander aujourd’hui ; elle désire voir M. le baron d’Altenheimer.
 
– Et vos hommes sont-ils sur les traces des auteurs du vol.
 
– Monseigneur, M. le baron d’Altenheimer a amené avec lui une brigade de praticiens très habiles parmi lesquels se trouvent, dit-on, deux détectifs de Scotland-Yarb… ou, si vous ne connaissez pas la police anglaise deux limiers choisis parmi les plus fins qui soient à Londres… Le roi paraît désirer que M. le baron ait une liberté d’action… Je ne puis que m’effacer…
 
Le préfet de police ne prenait pas même la peine de cacher sa mauvaise humeur ; il était un peu jaloux du baron et trouvait malséant que l’on pût préférer à ses troupes éprouvées je ne sais quelles milices venant d’un petit pays qu’il eût couvert avec son pouce sur le planisphère.
 
Que ce soit dans un noble salon ou le long des trottoirs d’une rue boueuse, les rumeurs de cette sorte se répandent avec une magique rapidité. Cinq minutes après, on savait, sur les bancs réservés et jusque dans les moindres recoins, les circonstances du vol audacieux commis par les frères Ténèbre.
 
On ne doutait point que ce ne fussent les frères Ténèbre.
 
La gloire des frères Ténèbre, bien préparée par le récit de l’Allemand, était restée néanmoins sous le boisseau, tant que la corde sensible de l’égoïsme commun n’avait point été touchée. Souvenez-vous du saut immense que fit dans l’échelle de la renommée cet autre démon, le choléra-morbus, rien qu’en franchissant les limites du département de la Seine !
 
La différence est grande entre un fléau à l’état de curiosité et un fléau vivant, présent, menaçant. M. le baron d’Altenheimer avait eu beau dire : Les frères Ténèbre sont à Paris ; les paroles ne valent pas les faits, et l’incendie n’arrache un cri que si l’on en voit au moins la fumée. Les frères Ténèbre affirmaient leur présence par un vol « invraisemblable, » selon la propre expression de M. le préfet de police. À la bonne heure !
 
Ce baron allemand grandissait du même coup dans l’opinion générale. Il s’établissait une corrélation naturelle entre lui et ces superbes bandits, dont il était l’Homère. Beaucoup parmi ces dames trouvaient désormais quelque chose d’intéressant – et d’étrange – dans cette grande figure blême, mal attachée sur ses disgracieuses épaules.
 
L’intérêt devait aller plus loin que cela. Pendant qu’on faisait cercle autour des deux prélats, causant avec le préfet de police, un domestique entra et remit une lettre à M. le baron. Ce domestique portait une livrée inconnue. M. le baron prit connaissance de la lettre discrètement et hocha la tête d’un air soucieux en échangeant quelques paroles avec son frère ; puis il traversa, de son pas grave et lourd, toute la largeur du salon et vint droit à l’archevêque de Paris.
 
– Monseigneur, lui dit-il, je n’avais pas besoin pour souhaiter d’être introduit près de Votre Grandeur, d’un motif autre que la vénération dont je fais profession pour votre personne, et néanmoins j’avais un autre motif. Je savais que les frères Ténèbre devaient venir dans votre château archiépiscopal, ce soir.
 
Il y eut un grand silence autour de l’archevêque qui pâlit légèrement.
 
– Ils ne trouveront pas ici la galerie de Condé, murmura-t-il pourtant avec un sourire.
 
– Ils y trouveront, répartit le baron, une personne qu’il est de leur intérêt d’approcher… et ils savent en outre que Mgr l’évêque d’Hermopolis doit faire un sermon et une quête en faveur des chrétiens de Terre-Sainte.
 
– On peut remettre la partie, dit M. Frayssinous.
 
– Je conjure à genoux Vos Excellences de n’en rien faire ! s’écria M. d’Altenheimer, et je commence par leur engager ma parole d’honneur que ni l’illustre maître de cette maison ni ses hôtes n’ont absolument rien à redouter. J’ai des hommes à moi tout autour du château, et vingt-cinq gendarmes de la brigade de Bercy attendent la permission de monseigneur pour franchir la grille de son parc.
 
– À mon insu !… s’écria le préfet de police.
 
– Ils ont marché sur l’ordre écrit de M. le ministre de l’intérieur, dit le baron en tirant à moitié de la poche latérale de son frac, un large pli ministériel.
 
Le préfet l’arrêta du geste et poursuivit, non sans quelque dépit.
 
– C’est parfait… c’est au mieux !… Du moment qu’on peut se passer de moi…
 
– Illustre collègue, répartit M. d’Altenheimer en lui pressant les deux mains et d’un ton pénétré, si toutefois je puis employer ce mot vis-à-vis d’un homme tel que vous, nous livrons ici une bataille désespérée, et je vous supplie de ne me point retirer votre aide. Si une fois les frères Ténèbre passent le détroit et vont se perdre dans cette Forêt-Noire qu’on appelle Londres, il faudra renoncer à les poursuivre. Ai-je commis quelque faute contre l’étiquette ou négligé quelque formalité hiérarchique ? Pardonnez-moi, respectable monsieur ; je suis un étranger ; mon souverain m’a chargé d’une mission bien difficile : je fais de mon mieux…
 
Il avait presque des larmes dans la voix, cet honnête conseiller privé. Les deux prélats crurent qu’il était de leur devoir d’adresser au préfet quelques paroles conciliatrices. L’assistance, incroyablement émue à l’idée du drame qui allait peut-être se dénouer sous ses yeux, agitée par mille impressions diverses, la crainte, la curiosité, l’attente, donnait tout bas son avis. Tout ce beau et noble monde se trouvait induit, à son insu, mais non pas malgré lui, à faire office de l’appât qu’on met au fond de la ratière. Cet office a un nom dans le langage des voleurs qui a déteint un peu sur la langue des honnêtes gens : un nom vil et détesté ; nous ne l’écrirons pas, parce que chacun le connaît.
 
Mais quel plaisir pour les enfants de jouer au brigand sous les grands marronniers des Tuileries ! Nous sommes tous un peu des enfants montés en graine : témoin le succès qu’a reconquis, dans ces dernières années, ce naïf plaisir de la comédie bourgeoise. On aime à se travestir ; on aime à revêtir la défroque d’autrui, savoir : l’âne toujours la peau du lion, et le lion parfois la peau de l’âne…
 
Et puis, la joie d’être pour un peu dans quelque chose que ce soit ! La joie de quitter, ne fût-ce qu’un instant, ce rôle abhorré de simple spectateur ! Il y a eu, méditez cela, des conspirations, de graves et terribles conspirations qui n’avaient pas d’autre origine.
 
Nous pourrions faire entrer encore en ligne de compte cette allégresse qui saisit tout être humain à la pensée d’une escapade, et qui grandit en raison directe de la hauteur de l’échelon social où s’assied celui qui va cabrioler en pleine espièglerie : un roi ne fait-il pas l’école buissonnière avec mille fois plus de plaisir qu’un écolier ?
 
Mais c’est assez de précaution pour dire que, ce soir, au château de Mgr l’archevêque de Paris, tout le monde était un peu de la police. Soyons franc : tout le monde en était beaucoup, à l’exception de M. le préfet lui-même, qui songeait à donner sa démission. Ducs et princesses, jolies dames et charmantes demoiselles, saints prélats, pairs de France et fils des croisés se surprenaient à jouer de tout leur cœur la comédie de l’alguazil. Le concert avait tort ; il s’agissait bien de musique ! Quel déguisement allaient prendre ces deux hardis coquins pour entrer chez l’archevêque ? Par quel trou de serrures allaient-ils s’introduire ? Il y avait des marquises d’imagination qui voyaient déjà le chevalier Ténèbre en cardinal, et frère Ange, le vampire, en jeune chanoinesse allemande…
 
Ce baron d’Altenheimer était décidément un homme habile, car il devina le sentiment commun et l’exploita aussitôt.
 
– Illustres personnes, reprit le baron en adressant à la ronde un regard tout plein de prières, je puis dire que mon sort est entre vos mains. Je vous ai confié mon secret de moi-même et sans y être forcé. Soyez donc avec moi dans une œuvre qui a son importance et sa grandeur puisque notre victoire peut sauver la fortune de bien des familles et la vie d’un grand nombre de chrétiens. Veillez : je puis affirmer qu’avant une heure les frères Ténèbre seront ici. Comptez-vous alors, et cherchez le visage étranger parmi les figures connues et amies. Souvenez-vous que le cercle de leur travestissement est borné par leur nature physique : un grand, un petit, à peu près dans le rapport de taille qui existe entre mon bien aimé frère et moi ; cela peut donner un vieillard et un jeune homme, un mari et sa femme, un père et sa fille…
 
Comme il prononçait ces derniers mots, la porte située derrière l’orchestre s’ouvrit à deux battants. Une jeune fille habillée de blanc, conduite par un vieillard de haute taille, parut sur l’estrade, et leur aspect fit courir un long frémissement dans l’assemblée.