XIV - LE GRAND ET LE PETIT

XIV

LE GRAND ET LE PETIT


Une année avait passé. Septembre était revenu. Là-bas à l’est de Paris, vers le confluent de la Marne et la Seine, le soleil d’un jour orageux regardait la campagne plate, où fumaient peut-être deux ou trois usines de plus. Les trains de bois et les bateaux, chargés de barriques, descendant tristement le fleuve, s’en allant vers ce Bercy, lugubre comme un cellier, mais qui contient pourtant, en fûts et en bouteilles, tant de romans mal venus, tant de vaudevilles mal vêtus, tant de chansons mal rimées en l’honneur du dieu d’Yvetot, des coups de poing et des coups de couteau, de l’esprit, de la sottise, des rires et des larmes, de la vieillesse pour les enfants, de la jeunesse pour les vieillards, des extravagances pour tout le monde ; de la joie, vraie ou fausse, sincère ou frelatée de la joie de carnaval, cette folie chronique qui est la végétation du polype parisien.
 
Jean Raisin a détrôné Bacchus, qui était un dieu trop gentilhomme. J’ai eu ce cauchemar une nuit, de voir Homère revivre avec des bourgeons écarlates au bout du nez. Je lui demandai des nouvelles d’Achille, d’Hector et d’Agamemnon ; il me chanta la Marseillaise. C’est le côté repoussant de notre siècle, cette odeur effrontée du mauvais vin, qui fait école, mêlée à l’ignoble méphitisme des tabagies politiques.
 
Quand le soir se fit, on aurait pu encore, de la route qui borde la Seine, apercevoir de nobles et sévères parures, au milieu des gazons du parc de Conflans. Il y avait, comme au jour où débute notre histoire, soirée de charité chez Mgr de Quélen, et la similitude complète des circonstances nous épargne toute description. C’était le même lieu de scène et à peu de chose près les mêmes personnages. L’évêque d’Hermopolis, aujourd’hui comme alors, devait prononcer une allocution familière, et la même chanteuse, oui, la même, qui avait changé de nom seulement, Mme la marquise Lénor de Lorgéres, avait promis de se faire entendre pour les pauvres.
 
Elle était là, belle comme la jeunesse et le bonheur, sous l’aile de madame la princesse de Montfort, sa belle-mère. Vous avez vu, certes, en votre vie, quelque jolie petite fille, affolée par son amour pour sa poupée toute neuve ; il n’y a rien de blessant dans la comparaison, Madame la princesse était ainsi à l’égard de sa charmante bru : folle, entendez-vous ? avec toutes les joyeusetés de ce genre de folie. Elle avait rajeuni de dix ans ; elle avait un continuel besoin de caresser et de sourire ; la jolie Mme de Maillé avait laissé échapper une fois : « Si ce n’était ma tante qui est le bon ton fait princesse, je dirais que toutes ces chatteries sont de très mauvais goût. »
 
Eh bien ! c’eût été de l’injustice. Il faut qu’une fois pour toutes le bon ton permette le bonheur.
 
À la brune, quelques gouttes de pluie mirent en fuite les dames qui se réfugièrent dans le salon, où les sièges étaient disposés déjà pour le concert. Il était difficile que le lieu, l’identité des personnages, la parité de la mise en scène ne fissent pas naître un souvenir.
 
– J’espère, dit le docteur Récamier, qui venait de conseiller amicalement plusieurs affusions d’eau froide dans des bains chauds, que Mgr d’Hermopolis mettra le produit de sa quête en lieu sûr, cette fois.
 
– Oh ! se récria-t-on : ce soir, nous n’avons pas les frères Ténèbre !
 
Je ne répondrais pas qu’il n’y eut, çà et là, quelque petit frisson rétrospectif dans l’assistance. Plus d’un regard se tourna involontairement vers la porte d’entrée, près de laquelle s’étaient tenus si longtemps – la nuit de l’événement – M. le baron d’Altenheimer, avec sa longue figure blême, et monsignor Bénédict, le grand et le petit, l’eupire et le vampire.
 
– Ah çà ! demanda l’évêque d’Hermopolis en s’approchant, que sont devenus ces deux hardis aventuriers ?
 
La marquise Lénor devint pâle et tout le monde put le voir.
 
– Elle a eu sa migraine hier ! s’écria la princesse. Demandez cela à Gaston quand il viendra, monseigneur.
 
– C’est donc bien terrible ?
 
– Oui, c’est terrible… Laissons cela… Vous allez me la rendre malade !
 
C’était l’eau jetée sur le feu. Vingt voix suppliantes s’élevèrent.
 
– Il y a une histoire ! Dites-nous-la !
 
– Oh ! madame la marquise ! De grâce ! sacrifiez-vous.
 
Lénor eut un sourire triste.
 
– Ma mère, dit-elle en s’adressant à la princesse, je ne puis pas refuser à ces dames la fin d’une aventure où elles ont toutes joué un rôle. Le dénoûment est horrible. Je demanderai la permission d’être brève.
 
– Pas trop !… pria-t-on encore.
 
Le mot horrible n’est pas, à beaucoup près, aussi effrayant qu’on le croit. C’est selon les heures et les jours.
 
La charmante marquise de Lorgères se recueillit un instant, puis commença ainsi :
 
– Celui qui prenait le nom de baron d’Altenheimer, en vous racontant l’incident qui causa la ruine de mon père, vous parla-t-il d’une jeune fille nommée Efflam, qui était ma compagne et mon amie ?
 
– Oui, fut-il répondu de tous côtés à la fois ; Efflam ! la jeune fille magyare, dont les parents habitaient la frontière turque ! une des victimes du vampire !
 
– Un pauvre ange qui avait sa vraie place au ciel, reprit Lénor avec mélancolie. Le père d’Efflam quitta Peterwardein après la mort de sa fille ; sa femme n’avait point survécu à ce grand malheur. Il vint s’établir dans une cabane isolée, au milieu de la plaine du Grand-Waraden. Sa raison était fort ébranlée, il avait entendu dire que les deux tombes noires étaient parfois habitées par les corps du chevalier Ténèbre et de frère Ange, le vampire, forcés de revenir au moins une fois l’an à ce domicile mortuaire ; il avait entendu dire, en outre, que, s’il était possible de les surprendre et de leur brûler le cœur avec un fer rouge, l’univers serait débarrassé de ses deux monstres. Il guettait. Il allait chaque matin soulever les marbres noirs qui recouvrent les deux tombes…
 
– Mais elles existent donc, ces deux tombes ? demanda Mgr de Quélen.
 
– Parfaitement, répondit la princesse ; j’ai été les voir lors du mariage… une grande et une petite, avec les inscriptions que vous savez.
 
– Un jour du mois d’avril dernier, reprit Lénor, pendant une partie de chasse dans nos bois de Chandor, deux tentatives d’assassinat eurent lieu sur la personne de M. le marquis de Lorgères, et le soir même, mon père apprit la présence des frères Ténèbre dans le pays. Il faut vous dire, au risque de diminuer beaucoup l’intérêt du récit, que le chevalier Ténèbre est un ancien employé de la police de Londres, et que frère Ange, le vampire, vient, en droite ligne de Botany-Bey, où l’avait envoyé une prosaïque condamnation pour vol. Le chevalier a nom William Moore, et le vampire, Boy ou Bobby Bobson. Quelques semaines après l’aventure dont je vais vous entretenir, Szeggedin était plein d’officiers de la police de Londres, qui suivaient nos deux fantômes à la piste.
 
Mon père fit monter toute sa maison à cheval et requit le concours de la force armée, afin de faire une battue générale dans les environs. La chasse commença vers la tombée de la nuit. À deux heures du matin, on eut connaissance des fugitifs, puis on les perdit de vue jusqu’au jour, où leur trace fut trouvée et suivie à vue. La trace conduisit mon père et sa troupe au milieu de la plaine du Grand-Waraden, à plus de vingt lieues de Chandor. Là, toute piste cessa. On eût dit que les deux fugitifs s’étaient envolés dans les airs. Mon père et ses hommes revinrent au château le surlendemain, après une journée de recherches inutiles.
 
Cependant, la nuit, après le départ de nos hommes, David Kuntz, le père de ma pauvre Efflam vint soulever, selon sa coutume, le marbre des tombes, et cette fois, ce ne fut pas en vain.
 
Sous le premier marbre, il vit un homme endormi ; sous le second, encore un homme qui dormait.
 
Il avait aiguisé un soc de charrue pour le mettre à rougir au feu pour brûler, le cas échéant, les cœurs de l’eupire et du vampire, mais le courage lui manqua. Il alla chercher seulement de grosses et lourdes roches, qu’il déposa sur les tables de marbre noir, de façon à ce qu’aucune force humaine ne pût désormais les soulever, après quoi, il passa plusieurs jours à rassembler des débris de bois, de l’herbe sèche et de la paille, dont il amoncela une énorme quantité au-dessus et autour des deux tombes.
 
Chaque fois qu’il revenait, il entendait des voix qui sortaient de terre et qui lui demandaient pitié. – Mais il n’avait garde.
 
Les voix devinrent graduellement plus faibles. Celle qui sortait de la grande tombe se tut la première, puis l’autre s’éteignit à son tour.
 
Elles avaient appelé pendant deux fois quarante-huit heures !
 
Le monceau de matières combustibles était haut maintenant comme une maison de deux étages. David Kuntz y mit le feu qui brûla, puis couva pendant trois jours.
 
La terre et le marbre des tombes mirent trois jours encore à refroidir.
 
Ce fut donc le septième jour après l’incendie que David Kuntz put retirer les roches et soulever le marbre des tombes. Il trouva à l’intérieur deux corps humains, – un grand et un petit – qui avaient conservé leur forme, bien qu’ils fussent couleur de charbon. Il voulut les toucher : les deux corps tombèrent en poussière…
 
– Et depuis ce moment, ajouta la princesse, vous comprenez bien, on n’entendit plus parler jamais des frères Ténèbre !
 
Comme elle achevait, M. le préfet de police entra, suivi de Gaston et de son beau-père, le prince Jacobyi. Le prince était soucieux ; Gaston avait au front une pâleur mortelle.
 
– Mesdames, demanda le préfet de police, avez-vous souvenir de ces deux audacieux bandits qui, l’année dernière, à pareille époque, pillèrent la quête de monseigneur ?
 
Cette question tombait si étrangement après le récit de Lénor, qu’elle fut accueillie par un grand silence.
 
– Ils poursuivent le cours de leurs exploits, continua le préfet d’un ton léger ; voici le Journal de la Haye qui raconte leur dernier tour de force : les diamants d’Anne Haulowna, princesse royale et princesse d’Orange, enlevés en plein jour, et à la place de l’écrin, une carte de visite : une vieille estampe flamande, représentant deux hommes, – un grand et un petit, – le grand couvert d’une armure, le petit vêtu d’une robe doctorale. Sous le premier, ces mots : le chevalier Ténèbre ; sous le second, ces autres mots : frère Ange, le vampire
 
– Ils ne sont donc pas morts ?
 
Ce fut dans le salon un long murmure, qui couvrit la voix du prince Jacobyi, demandant à son gendre :
 
– Voulez-vous me montrer cette lettre qui vous trouble si fort ?
 
Gaston, sans répondre, déplia un papier qu’il tenait froissé dans sa main. Le prince le prit et lut :
 
« À bientôt ! »
 
Et pour signature :
 
« LE GRAND ET LE PETIT. »